Chemin de Fer en Occitanie : avant et après

Publié par PLISKINE ROBERT, le 9 janvier 2024   880

Pour une fois, mon article sera en 2 parties : avant les années 1970, quand la SNCF était un service public de transport ferroviaire ; après les années 1970, quand la SNCF est devenue une entreprise de transport général, ferroviaire et routière. 

Entre sa création et les années 1970 , l'accent était mis sur le service. Le train allait partout, beaucoup moins rapide et confortable que maintenant, mais faute de voiture chacun pouvait aller partout dans notre pays. Être à l'heure était compliqué pour des trains en traction vapeur, mais c'était l'orgueil des mécaniciens (conducteurs). Il y avait une mystique du "Chemin de Fer".  En voici un exemple, une histoire qui traverse l'Occitanie en temps de guerre et finit à Toulouse. 

HISTOIRE D’UN « CARRE DE BERNE »

A l’époque où la SNCF était un service public.

Un Carré de Berne est cette clé, de section carrée, que dans le monde entier les cheminots utilisent pour ouvrir les serrures de tous les trains. Elle a été définie en 1886 à Berne lors de la conférence pour l’unification des normes ferroviaires.

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Le modèle le plus ancien est le noir, à gauche. C’est de celui-là qu’il s’agit.

Il est remis à un cheminot en début de carrière, il doit le rendre quand il quitte le Chemin de Fer, c’est un symbole de sa dignité professionnelle. Il n’a pas le droit de le garder.

Cela se passe à la gare de Paray-le-Monial, en Saône et Loire, petite gare de voyageurs mais important nœud de communication ferroviaire commandant les liaisons en Bourgogne et jusqu’à Lyon.

En Juin 1940 s’est retrouvé là un jeune capitaine et les 200 hommes de sa compagnie, abandonnés par les autorités militaires. Chacun savait que l’armée allemande arrivait, et se demandait avec anxiété ce qui allait leur arriver.

Dans la gare restaient le Chef de Sécurité et quelques cheminots ne sachant que faire. Le Chef de Sécurité est le vrai patron de la gare, c’est lui qui décide de la circulation des trains, des voyageurs, des quais et des mesures à prendre en cas d’urgence. Le jeune capitaine et le Chef de Sécurité partageaient la même angoisse et étaient devenus amis.

Les Allemands avaient coupé les lignes téléphoniques PTT, mais ce qu’ils ignoraient c’est que le Chemin de Fer avait son propre réseau qui court le long des rails, ce qui lui assurait la continuité. Privilège du Chemin de Fer : il est partout chez lui, c’est son territoire, et à un passage à niveau c’est la route qui est coupée et le rail est continu. Ce réseau continuait à fonctionner, et le Chef de Sécurité restait en contact avec ses collègues des autres gares, suivant ainsi la progression des troupes ennemies.

A un moment, le Chef de Sécurité rejoint le capitaine et lui dit :

« Je viens d’être averti par mes collègues : la gare sera bombardée dans quelques heures. Il faut partir. »

« Partir ? Mais comment ? Et où ? »

« Il y a des locos à vapeur dans la gare de triage, dont au moins une en chauffe. Je vais trouver un mécanicien et un chauffeur pour la démarrer, on va y accrocher une voiture en dépôt, et je vais vous faire évacuer sur Toulouse par les lignes du Massif Central c’est moins risqué. »

Et le Chef de Sécurité est retourné à son poste. Il a trouvé deux cheminots volontaires, et a appelé tous les Chefs de Sécurité de Paray-le-Monial à Toulouse, pour les avertir de l’arrivée de cette circulation spéciale et que tous les aiguillages soient connectés en conséquence.

Deux heures plus tard, la loco était sous pression, la voiture accrochée. Les 200 hommes se sont entassés à bord. On commençait à entendre le bruit des bombes qui faisaient sauter les voies plus loin. Au moment de dire adieu au capitaine, le Chef de Sécurité lui a tendu son carré de Berne en lui disant :

« En signe d’amitié, je vous donne mon carré de Berne. »

« Mais vous ? »

« Oh, moi… je n’en aurais plus jamais besoin. »

Le train est parti, le Chef de Sécurité est resté à son poste à téléphoner à tous ses homologues le long du trajet pour s’assurer que le train irait bien jusqu’à Toulouse. Deux heures plus tard, la gare a été bombardée, le Chef de Sécurité est mort sous les bombes, toujours à son poste.

Trois jours plus tard, par Clermont-Ferrand et Rodez, le train est arrivé à Toulouse, le capitaine a pu démobiliser ses hommes. C’est ainsi que le sacrifice de ce Cheminot a empêché 200 pères de famille d’être tués ou faits prisonniers.

30 ans plus tard, le capitaine, devenu un vieux monsieur, recevait chez lui des amis proches dont l’un, d’une vingtaine d’années, était passionné de chemins de fer. L’ex-capitaine a raconté cette histoire à ses amis, très émus. Il racontait : « Dans chaque gare nous étions attendus, les aiguillages étaient prêts, on nous a donné des provisions. On avait l’impression que le fantôme du Chef de Sécurité volait au-dessus de notre train. »

Soudain, il sort de sa poche « LE » carré de Berne, et le tendant vers ce jeune homme, il lui dit :

« Robert, de même que ce carré de Berne m’a été donné en signe d’amitié, je vous le donne en signe d’amitié. » C’est ainsi que j’ai reçu ce témoignage.

En 1985, alors Ingénieur-Commercial en Supercalculateurs, je recevais le groupe d’Ingénieurs de la SNCF qui avait conçu le TGV, et qui étaient à bord de la rame qui venait de battre un record du monde de vitesse.

A la fin du déjeuner au restaurant où je les avais invités, je sors de ma pochette ma Carte Bancaire pour payer, et dans le mouvement, le carré de Berne tombe avec bruit de ma pochette sur la table. Bien sûr, tout le monde reconnait avec stupeur ce dont il s’agit, et l’Ingénieur en Chef m’interpelle :

« Vous avez un carré de Berne ? »

« Oui. »

« Vous savez que c’est illégal ? »

« Oui, et je m’en fous. » Et je leur raconte l’histoire de ce carré de Berne.

A la fin, tous les anciens du groupe, qui portaient encore la mystique du service, ont fondu en larmes. Et j’ai gardé le carré de Berne.

Je l’ai toujours gardé sur moi, dans ma pochette, pendant des années, jusqu’à ce que ma pochette me soit volée en 1988 en gare de Francfort par deux Italiens, l’un attirant mon attention en me demandant un horaire de train pour Milan, l’autre derrière moi s’emparant de ma valise à mes pieds... Je ne m’en suis jamais remis.