"Les Agricoles" : entretien avec Catherine Zambon

Publié par Quai des Savoirs, le 28 juillet 2020   1k

Dans le cadre de la programmation associée à l'exposition "Code Alimentation" au Quai des Savoirs et en partenariat avec la ville de Cugnaux, devait avoir lieu le 21 avril dernier à la médiathèque du Quai des Arts une lecture théâtralisée des "Agricoles", pièce de théâtre écrite et mise en scène par Catherine Zambon , comédienne, auteure et metteure en scène diplômée du Conservatoire de Lille. 

Elle a accepté de nous présenter un extrait de son texte et de nous livrer son point de vue en répondant à quelques questions.



Extrait des "Agricoles"


Comment vous est venue l’envie d’aborder la question de l’agriculture, du monde paysan et plus particulièrement du rapport de l’homme, aux bêtes et à la terre ?
Catherine Zambon : Une partie de ma famille est du monde agricole (viticulture) dans une région qui a énormément souffert de la déprise des terres (Beaujolais). Après une embellie dans les années 80/90, la crise a accentué le malaise paysan, les premiers suicides sont arrivés, le désespoir est devenu perceptible, les paysages se sont transformés en friches…. Cela m’a beaucoup marqué. Au moment où j’ai fait mon immersion en monde rural, en 2011/2012 peu de pièces abordaient ce sujet du monde paysan. J’ai eu envie de porter à la scène cet état des lieux. D’en parler à tous. D’en faire un sujet, même si à l’époque, peu pensaient que j’allais intéresser qui que ce soit ! De plus, j’ai toujours eu une passion pour ce monde de la terre, il a marqué toute mon enfance. Je suis allée dans ce projet avec des images bucoliques et radieuses. Je n’avais pas prévu d’aborder le monde animal. C’est mon immersion dans des exploitations laitières ou de viande qui a été un vrai choc et opéré une prise de conscience de la condition animale.

Vous avez effectué une longue étude sociologique de terrain pour écrire "Les Agricoles", vivant au plus près des agriculteurs dans deux régions de France. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle a été la relation avec vos hôtes entre écriture et tâches agricoles ?
Catherine Zambon : Cela peut s’apparenter à une étude sociologique en effet, mais ça n’en n’était pas une. Ça n’en n’avait pas la rigueur ni les outils. J’écrivais un journal de bord, je notais des sensations, des images, des propos, des bribes. Il n’y a que les interviews qui relevaient de la rigueur sociologique. C’était une immersion volontaire. Un choix poétique avant tout. Vivre près de paysans.
J’ai séjourné dans 7 familles, mais plus particulièrement dans 4 en Lozère (et aussi 3 familles près de Cavaillon). Pour la Lozère, nous les avons choisies avec les Scènes Croisées de Lozère, qui était mon partenaire théâtral à ce moment, et la complicité de la Chambre d’Agriculture de Lozère. Je tenais à être dans des familles dites «conventionnelles» ou du générationnel existait de sorte à pouvoir interroger grands-parents, parents et enfants. Ce fut un long apprivoisement, d'abord humain, puis culturel. On a effectué des lectures, des ateliers afin que les gens me connaissent. Au bout de trois ans, 4 familles étaient prêtes à m’accueillir. J’ai vécu chez chacune d’entre elles plus d’un mois, entrecoupant période d’été et d’hiver. Donc, en ce qui me concerne, presque 6 mois d’immersion à mi-temps, ou je vivais près d’eux, allais aux champs et « aux bêtes », aux réunions familiales ou professionnelles. Ce furent des moments magnifiques, d’amitié et de confiance. Je pense encore à eux souvent. D’autant que l’un d’entre eux est décédé d’un cancer, peut-être dû aux produits phytosanitaires… Il venait de passer en bio. Ils m’ont tous vue m’approcher de l’animal, entrer en empathie avec lui. Il m’ont vue arriver gourmande de viande et repartir végétarienne. Sans jugement. Beaucoup ont compris ma transformation. Beaucoup ont validé que je parle de l’abattoir, l’angle mort de leur travail. A ce moment-là, L214 n’avait pas publié les images terrifiantes de maltraitance des animaux dans les abattoirs. Aujourd’hui, on sait ce qui s’y passe. A l’époque, on l’ignorait ou feignait de l’ignorer. Mais aucun de mes amis paysans ou agriculteur, selon comment ils se nomment, a mal pris mon cheminement. Le respect a été total des deux côtés. Une immersion réellement bouleversante.

Pourquoi avoir choisi la pièce de théâtre pour aborder ce sujet plutôt que la forme du documentaire ou du roman. Était-ce pour mieux incarner vos personnages ?
Catherine Zambon : Je suis une femme de théâtre donc un peu poète. Tout ici est inspiré de ces rencontres. Mais tout est réécrit. J’ai pris soin d’écrire l’invisible de leur parole, la poésie de leurs silences. Beaucoup de choses ne m’ont pas été confiées, mais je les ai perçues. L’un d’entre eux m’a dit : Cela, je ne te l’ai jamais dit. Et tu l’as écrit. Comment savais-tu que je le pensais ? Tous savaient que je n’étais pas historienne, ni journaliste, ni documentariste. Tous savaient que j’allais faire œuvre de leur propos, de leur présence, de nos rencontres. J’ai été jusqu’à leur dire que j’écrirai ce que bon me semblerait, même si ce n’était pas proche de leur propos. J’ai précisé que je n’étais pas là pour faire l’apologie de leur monde ; Juste pour entendre, comprendre, relater, quitte à ce que mes propos, mon regard dérange. Tous ont joué le jeu. Et beaucoup de ces paysans ont eu les larmes aux yeux en voyant le spectacle.

Le texte dans cet extrait des agricoles est incroyablement dense par les thèmes qu’il aborde, mêlant la gravité des trajectoires personnelles, avec parfois beaucoup d’humour. Pouvez-vous nous expliquer la construction du récit, ce dialogue entre la narratrice et l’agricole qui se répondent, se coupent, se regardent, se toisent ; entrecoupé par « Les pays » ?
Catherine Zambon : La construction, c’est la travail de la dramaturge d’organiser le récit, de le rendre dynamique, de le contrarier, de le faire avancer. Mettre de l’humour est important lorsqu‘on sait qu’on va écrire des choses qui vont ombrer l’âme. Je ne pensais pas au début écrire à la première personne, je n’écris pas comme cela d’habitude. J’utilise toujours le personnage. Mais là, quelque chose a résisté à la notion de personnage.
J’avais un matériau pour écrire 1000 pages au moins. J’ai coupé, cherché, imaginé des personnages. Et je n’ai pu éviter d’écrire au JE parce que l’expérience qui m’a été donnée de vivre était si intense, si bouleversante, un choc ontologique que je me devais d’être d’une sincérité absolue. L’écriture a été intense et douloureuse, car, ce que je relate dans le dernier passage, l’abattoir, où je suis allée accompagner une jeune bête, m’a bouleversée à jamais. J’ai rencontré une forme de barbarie humaine après avoir rencontré un paradis agricole. J’ai été meurtrie, profondément. Choquée est le terme le plus juste. Écrire, après cela, convoquait l’honnêteté, le devoir de parole pour faire face au néant qui s’est ouvert à mes pieds.
"Les Agricoles" représentent des paroles de paysans, quasiment tirées des enregistrements.
"Les Pays", sont un chœur qui allège le propos, presque clownesque, mais qui, aussi, représente des régions de France. Vigne, vache, mouton.
Les noms de vaches sont une musique inaudible mais obsédante.
La narratrice porte l’expérience du vécu.

Vous avez écrit ce texte en 2013. Sept ans se sont écoulés. Nous sortons aujourd’hui d’une période de confinement qui a vu augmenter ces mouvements de retour à la terre et la question du consommer local ressurgir avec force. Quel regard portez-vous maintenant sur le monde paysan et comment voyez-vous l’évolution de ce milieu d’ici 15-20 ans ?
Catherine Zambon : Je ne peux guère répondre à cette question, je ne suis qu’autrice… Je consomme local et bio quasiment exclusivement. Mais je ne vis pas de mon jardin. J’en suis incapable à ce jour. Mais, de fait , je ne vis plus à Paris depuis deux ans.
Le retour à la terre est un mouvement bienvenu évidemment. Mais il ne suffira pas, loin de là, pour inverser l’état de ce monde. J’ai acquis une forme de radicalité par rapport à ces questions. Elles sont politiques, ces questions. Systémiques. Je crois qu’il est odieux d’encourager des élevages dits industriels où des animaux ne voient pas le jour et sont nourris au tourteau de soja ; odieux de tuer ces même animaux dans des conditions épouvantables où même les tueurs des abattoirs sont blessés et honteux de ce qu’ils font ; odieux de laisser des terres accaparées pour le profit d’industriels agricoles qui, de plus, s’enrichissent sur la spéculation des produits essentiels comme le blé par exemple. Oui, il faudrait revenir à une gestion plus humaine de nos terres, plus généreuses et je parle aussi de terres partout dans le monde. Il est nécessaire de cesser ce broyage des paysages, où plus une seule haie n’existe, où les arbres, les rivières, les friches sont menacées. Oui il faut revenir à un monde où un oiseau, une biche, un renard a encore sa place.
On sait pertinemment qu’on peut pas vivre sereinement dans ce monde si on ne met en place une autre gestion agricole, et surtout, si on n’accepte pas de manger moins de viande. Si tout le monde veut manger autant de viande qu’un Américain moyen, il faut l’équivalent de 4 terres. Comme un Européen moyen, il en faudrait 3. Manger de la viande est une absurdité au regard de ce que nous devons détruire pour nourrir les animaux consommés par quelques uns. 80% des terres agricoles de ce monde ne sont utilisées que pour nourrir des animaux qu’une minorité consomme. Cette absurdité, cette injustice et la violence qu’elle engendre ne cessent de me questionner. Puisqu’on le sait, pourquoi ne fait-on rien ? Comment vivre avec ce vertige ontologique ?


[ Entretien avec Catherine Zambon réalisé le 19 Juin 2020 ]


Crédit photo : Céline Nieszawer


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