Transparence, de Marc Dugain
Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 21 février 2022 1.5k
La science fiction pour comprendre la société
(NRF Gallimard)
Dans les années 2060, Cassandre, directrice de la société Transparence, a dû installer son siège en Islande, l’un des rares pays encore épargnés par le réchauffement climatique qui menace l’existence humaine sur la planète. C’est aussi pour elle un moyen de garder le secret sur les activités réelles de sa société qui, sous couleur de donner aux deux partenaires d’une union à venir toutes les informations nécessaires à la réussite de leur couple, mène en fait des recherches sur l’immortalité, empiétant ainsi sur les avancées de Google en la matière.
Dès les premières pages, le lecteur est confronté à deux évènements majeurs. Cassandre, la narratrice, est accusée d’avoir précipité du haut de la falaise une femme dont la police ne retrouvera pas le corps et qui, d’après ses dires, n’est autre qu’elle-même. Et cinq jours après cet évènement quelque peu inhabituel dont on n’aura que plus tard l’explication, ce même lecteur découvre qu’à la suite d’une opération boursière, la petite société a été en capacité d’absorber le géant du numérique Google. Une société qui en 2030, avec d‘autres entreprises du même secteur, avait réussi à créer « une sorte d’État transversal » en obtenant avec « l’ extraterritorialité » l’exorbitant privilège de n’être « nulle part assujetties à l’impôt ni à une loi autre que la leur ».
Le choix du prénom de Cassandre pour la narratrice est loin d’être anodin, le lecteur le découvrira par la suite. On se rappelle en effet que la fille d’Hécube et de Priam, roi de Troie, prédisait l’avenir et en avertissait ses semblables mais n’était jamais écoutée. Comme ce personnage de la mythologie Cassandre Landmordottir est une lanceuse d’alerte. Ses avertissements empêcheront-ils le malheur d’arriver ? C’est tout l’enjeu du roman.

Un personnage christique
Entourée de 12 collaborateurs, -12 apôtres ?-, avec parmi eux, on l’apprendra plus tard, un traître, Cassandre fait figure, dans ce roman qui n’a rien de religieux, de Christ ressuscité.
Son message est de même type que celui de Jésus. En respectant un idéal d’amour et de liberté, il s’agit pour elle, selon ses propres paroles « de remettre l’humanité dans la voie dont elle s’est écartée, celle de la vie simplement ». « Je voulais relever le défi de cette époque passionnante où, menacé de disparition, l’homme devait se réinventer complètement.» Un message qui devrait lui valoir, selon sa propre analyse, d’être sacrifiée sur la croix comme le fut Jésus car, tout comme lui, elle s’élève contre les églises, les chapelles, les politiques.
La parution de son Nouveau nouveau testament qui connaît un succès immédiat et prodigieux, est un nouveau pas franchi pour qu’elle endosse ce rôle et apparaisse aux yeux de tous comme le nouveau Messie ou, plutôt comme la nouvelle Messie . « A la nuit, entourée de mes douze collaborateurs associés, tous assis autour de la grande table de réunion, j’eus l’impression de participer à une répétition de la Cène ».
Une disparition programmée
Les recherches d’Endless, le programme de la société Transparence destiné à conquérir l’immortalité pour les humains se situe « dans le mouvement de la révolution numérique qui consistait à collecter des milliards d’informations sur les individus afin d’approcher la connaissance absolue du sujet ».
« A partir des années 2020, le processus de création, de collecte et de traitement de données est devenu l’obsession principale de la société ». Après avoir causé un chômage considérable, la révolution numérique a « par la rémunération des données, permis d’instaurer une sorte de revenu universel qui a créé une forte dépendance des humains et des nations envers les géants du net. » La majorité des gens ont considéré comme normal de générer, grâce à l’abandon de leurs données personnelles contre une infime partie de la valeur ainsi créée, des profits considérables pour les sociétés du numérique.
En corollaire de ce mouvement vers toujours plus de numérique, La narratrice souligne une perte du savoir. « Parce que la révolution digitale, c’est le savoir…, le savoir éperdu mais pas la compréhension. » Mais une question se pose : à quoi peut servir un savoir même immense « si aucune pensée, aucun esprit critique n’est relié à la connaissance, si la connaissance de soi transite par un algorithme pour finir par vous normaliser, faire de vous un standard ? ».
Au fil des pages, la narratrice, à moins que ce ne soit l’auteur lui-même, souligne également une disparition programmée de la démocratie. Les consultations permanentes donnent l’illusion d’un pouvoir populaire mais les votes sont influencés par les médias, et le sentiment d’insécurité renforcé artificiellement permet un meilleur contrôle des individus. De sorte qu’on assiste à la création, grâce à la révolution numérique, de démocraties autoritaires qui prennent « pacifiquement » le contrôle sur les individus. « L’universelle araignée a tissé sa toile sur le monde, une toile douce comme la soie. Elle se nourrit de liberté en échange de sécurité. Elle rapproche artificiellement les uns et les autres, les rassure, aspire leur anxiété, produit un revenu universel et donne un espace virtuel à un homme immobile ».
Protéger les humains de la mort et la planète de l’avidité humaine
Dans le monde des années 2060, l’extinction programmée des autres formes de vie, notamment des oiseaux, et bientôt de l’humanité elle-même est en marche. La raison en est simple : « La Bible, les humanistes avaient consacré l’intangibilité de la primauté de l’homme de sa vie, de son confort, sur toute espèce et le modèle économique qui va avec ». La conséquence ? « Il n’était depuis longtemps plus question de satisfaire des besoins mais d’en créer à l’infini, dans une prédation de l’immédiat qui ne faisait aucun cas des générations futures » « Par avidité, l’homme a détruit sa propre planète, la transformant en décharge ».
Le programme Endless est une lutte contre la mort. Mais la conquête de l’immortalité a un prix : celui d’une transformation profonde de l’enveloppe corporelle des humains. Il s’agit de reproduire l’individu « qui n’est fait que de matière destinée à se décomposer » dans un corps artificiel grâce aux données qu’il émet tout au long de sa vie. « … nous avons considéré que toutes ces qualités (pensée, sensibilité, émotivité, intelligence)…méritaient d’être logées dans une enveloppe plus noble. Nous sommes passés de la chair au minéral et nous avons pris le parti que cette enveloppe durable soit l’exacte reproduction de la personne qui a vécu. ».
De plus, transplanter l’âme humaine dans une enveloppe corporelle artificielle permettra d’éviter que l’humanité ne continue à piller la planète.
Dès le début du roman, par le meurtre symbolique de la Cassandre de chair dont elle est à la fois l‘instigatrice et la victime, acte qui lui permet d’acquérir aux yeux de tous le statut de prototype de l’humanité à venir, Cassandre donne la preuve de l’avancement des travaux de sa société alors que Google, la société concurrente, ne pourra réaliser ce prodige que dans trente ans.
Sur fond d’’Intelligence Artificielle et de transhumanisme
Le programme Endless se propose d’offrir l’immortalité à tous ceux qui la méritent. « Je veux rendre à l’Homme une forme de dignité, de pensée, de libre arbitre, de rêverie, d’irrationnel et le sortir de ce siphon dans lequel il est aspiré pour que sa conscience serve à autre chose qu’à consommer sans fin et à valoriser des fortunes déjà considérables qui n’ont d’autre objectif que de grossir encore et toujours ».
Pour accéder à l’immortalité, il faut avoir exprimé le souhait de subir cette mutation, avoir donné l’accès à ses données personnelles et être considéré comme digne de la vie éternelle, c’est-à-dire avoir la capacité de vivre en société, de partager avec les autres et de respecter l’environnement. L’immortalité pour tous donc apparaît comme un message positif même si on peut craindre que ce soit au prix de la mise en place d’une sorte de dictature du bien car ce seront les 12 associés et la Messie qui choisiront les élus avec l’aide d’un algorithme.
Face au programme Endless que Cassandre affirme fonctionnel immédiatement, la société Google s’efforce de créer son propre programme mais avec un retard de 30 ans et une différence fondamentale. Google a pour objectif d’assurer l’éternité à une petite élite dirigeante et possédante dans une démarche que Cassandre définit comme eugéniste. Chez les transhumanistes, elle dénonce non pas un amour de l’humain mais un dégoût du peuple ainsi que de la chair, matière putrescible, une entreprise liée au désespoir et à la fin annoncée de l’espèce humaine.
Le directeur général de Google avec lequel elle s’entretient pense en effet, tout comme elle, qu’on peut prédire, à une échéance de 5 ans (nous sommes en 2060), la possible extinction de la race humaine. Mais celle-ci ayant fait fausse route, il faut « envisager une espèce nouvelle, plus aboutie, issue de l’intelligence artificielle… » avec, bien sûr la conservation, non pas de tous mais « d’un noyau d’anciens humains réimplantés à partir de leurs données » parmi lesquels on peut parier que l’on trouvera les dirigeants de la société et un certain nombre de privilégiés.
La fin de l’histoire
Après les déclarations de Cassandre et la publication du Nouveau nouveau testament où elle développe sa doctrine et à ses diverses rencontres avec les puissants de ce monde très choqués de n’avoir avec le programme Endless que très peu de chances d’accéder à l’immortalité, les réactions ne se font pas attendre.
L’adhésion du public est totale, l’emballement médiatique sans précédent. Les populations se soulèvent contre les tyrans. Les êtres humains retrouvent une raison de vivre et changent leur relation aux autres. Il en résulte un désarmement général. L’humanité fait un énorme pas en avant car la promesse de la vie éternelle est un moteur pour pratiquer le bien sans contrainte.
Mais les haines contre la Messie montent en même proportion jusqu’à la chute finale qui n’enlève rien au caractère exemplaire de cette utopie. Car il s’agit bien d’une utopie reposant sur un mensonge initial.
Cette évolution de l’humanité vers l’immortalité que nous avons cru voir se réaliser sous nos yeux dans la plus grande « transparence » apparente n’est autre qu’une fable. Le roman se termine par une volte-face suivie d’un coup de théâtre que le lecteur aura à découvrir.
De ce beau rêve que nous avons vécu avec Cassandre Landmordottir, il ne reste qu’un roman qui se veut dérangeant et qui réussit très bien à mettre à mal quelques-unes de nos certitudes à propos non pas de l’époque à venir mais, bien plutôt, -c’est le rôle des romans d’anticipation-, de « l’époque actuelle où plus qu’en aucun temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs ».
A travers ce qu’il définit lui-même comme une fable, en poussant les faits jusqu’à la caricature, Marc Dugain nous présente une critique acerbe de notre société où la surveillance des individus est devenue la règle avec l’accord de tous, où le savoir et la démocratie sont en danger.
Constat stérile? ou invitation à réagir ?
C’est au lecteur de se prononcer.
