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LE COIN LECTURE

Quand la science pousse au crime : Sur le toit de l'enfer d'Ilaria Turi

Publié par Claire Adélaïde Montiel, le 7 août 2023   670

Malgré son titre, Sur le toit de l’enfer n’est pas un livre de science fiction ni un ouvrage à visée religieuse.

La romancière italienne, Ilaria Tuti y développe, sous le masque d’un roman policier remarquablement construit se déroulant dans le cadre impressionnant des hautes montagnes du Frioul "les panoramas écrasants, un décor de conte de fées et le silence des sommets" la réflexion que Rabelais plaça, voici plus de cinq siècles, dans la bouche de Gargantua : "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme".

L’intrigue se situe au cœur d’une forêt millénaire dans cette contrée sauvage et magnifique où se niche le bourg de Traveni, village de montagne replié sur lui-même et sur ses secrets. Un village complice ou qui, du moins, a fermé les yeux sur la criminelle expérimentation de "l’Ecole" dont la mémoire ne cesse pas d’empoisonner le présent. Un village qui se cramponne à la tradition, niant un inavouable passé mais refusant dans le même mouvement le présent figuré par le projet d’expansion du domaine skiable destiné à accueillir toujours plus touristes. De sorte que ces montagnes du Frioul que connaît bien Ilaria Tuti, auteur de ce roman haletant, se situent entre deux pays, l'Italie et l' Autriche, entre le temps d’hier, l’Ecole, et celui d’aujourd’hui, théâtre d’une série de crimes, entre la normalité et la folie.

Une savante mise en scène

Appelée pour débusquer l’assassin d’un crime monstrueux qui, par sa mise en scène théâtrale, évoque un meurtre rituel, arrive à Traveni Teresa Battaglia, la soixantaine, profileuse de génie au caractère insupportable et au cœur tendre. Superbe personnage de femme courageuse, la commissaire se bat contre deux ennemis aussi sournois et redoutables l’un que l’autre : la maladie d’Alzheimer jamais nommée mais toujours présente, qui embrume progressivement son cerveau, et le tueur en série dont le mode opératoire, au fil des crimes, des agressions et de l’enlèvement d’un enfant dont il se rend coupable, se révèle de plus en plus opaque.
Autour d’elle, sa brigade : les inspecteurs Parisi, de Carli, et le dernier venu Massimo Marini qu’elle brutalise à qui mieux mieux mais qui éprouvent pour elle un profond attachement et un grand respect. Personnage rugueux, toute en nerfs et en rage, la commissaire se montre pourtant capable d’une profonde humanité et d’une infinie tendresse pour tous ceux qu’elle estime blessés, enfants ou adultes.
Le chef de la police locale Hugo Knauss, basé avec ses hommes en haute montagne, dans le poste frontière aujourd’hui devenu inutile entre l’Italie et l’Autriche, s’avère être un frein pour les investigations de la commissaire considérée comme une intruse. Elle se heurte également aux silences des uns et des autres, repliés sur leurs secrets qui assistent sans mot dire aux forfaits perpétrés par le meurtrier.

Un roman peuplé de fantômes

Sans cesse présent dans le roman, le fantôme du passé infecte le présent.
Le passé, c’est celui de "l’Ecole" à l’orée du village qui abrita "le nid" et le patient 39. Un lieu terrible et redouté dont la devise "Vis, observe, oublie" avait longtemps permis à chacun d’ignorer l’expérimentation digne des pires monstruosités du Troisième Reich menée en 1978 sur des enfants et constituant "un outrage infligé à la vie" selon les termes de Magdalena, jeune institutrice qui avait permis de mettre fin à l’expérience en alertant les autorités.
Un autre fantôme, contemporain des évènements narrés par le roman, n’est autre que le personnage mystérieux vivant dans les bois que la petite Lucia voit souvent roder autour de sa maison et que la commissaire poursuit pour vérifier son identité. Très fort, avec de grandes mains, une longue barbe et une stature massive, il apparaît par intermittence. D’allure monstrueuse, il ne s’exprime que par des borborygmes et des gestes violents. Certains le décrivent comme une silhouette sombre vêtue d’un grand manteau, le visage couvert d’un drap enroulé, paupières peintes en noir et peau en blanc avec une bouche qui s’ouvre sur des dents fortes et larges. La petite Lucia dit n’avoir jamais vu son visage car il semble avoir un crâne au lieu de figure.
Personnage inquiétant, suspect, il a des comportements étonnants. Autour des enfants il est une présence redoutable mais bienveillante. Il sauve d’une chute dangereuse la commissaire qui pourtant s’était lancée à sa poursuite après qu’il ait menacé des jeunes chauffards ayant mis en danger une femme et sa petite sur un passage piéton. Quand il chasse, il épargne les femelles lorsqu’il découvre leurs petits et les larmes d’un jeune voyou qu’il s’apprêtait à mettre à mal le déconcertent à tel point qu’il s’enfuit sans le toucher.

Des moments de grâce

Dans cette atmosphère étouffante toujours à la frontière du monstrueux, l’auteur a ménagé des moments de grâce qui constituent des sortes de respirations. A cette catégorie appartiennent les relations que l’on voit se développer dans le petit groupe de quatre enfants unis par une profonde amitié où les trois grands protègent Oliver le plus petit. Mathias, 10 ans le chef de la bande, victime de sévices de la part de son père, Diego, dont le père est la première victime, se sentent responsables de leurs camarades. Lucia, petit bout de femme énergique et plus responsable que sa jeune mère, voit le fantôme mais n’en a pas peur.
Un moment de grâce encore quand Lucia découvre la poupée de chiffons laissée à son attention par le fantôme tout de suite après l’agression dont sa mère est victime : "Elle avait caressé l’habit confectionné avec des lambeaux de tissu et de fleurs de bleuets séchées, des pétales délicats d’un bleu profond qu’une main grande et bonne -c’était ainsi qu’elle l’imaginait- avait cousu pour elle sur la robe… Le visage de la poupée avait deux yeux composés de baies violacées et rien d’autre. Son créateur n’avait pas pensé la doter d’une bouche. Comme (le fantôme), elle n’avait aucune expression… Rien qu’en l’observant (Lucia) avait senti naître en elle le désir de voir son créateur, sourire lui aussi, comme elle à cet instant."
Enfin, la profonde humanité de Teresa Battiglia, commissaire hors du commun, pétrie de tendresse rugueuse et de compréhension dont l’humanité ne se dément pas même devant le pire, contribue elle aussi à créer des respirations dans ce roman qui frôle sans cesse le monstrueux.

Il ne s’agit pas de déflorer le sujet et de s’interposer entre le lecteur et les 78 chapitres haletants qui mènent de la première scène à la fin du roman, composant une savante architecture sous-tendue par la violence et la tendresse, la quête de la beauté et la monstruosité.

Ce roman plein de rebondissements constitue un vrai bonheur de lecture. L’écriture riche en images ne s’embarrasse pas de longues descriptions. Quelques notations rapides comme les coups de crayon d’un artiste dessinent un paysage, évoquent une atmosphère. Quelques traits de plume et le lecteur est plongé au sein de cette nature magnifique. "La neige au bord de la chaussée était parcourue d’empreintes d’animaux de formes diverses. Ongulés, volatiles, rongeurs… la forêt se déplaçait quand personne ne l’observait. Toute forme de vie laissait trace de son passage." Les portraits sont peints au vitriol tel celui du chef de la police locale : "La lumière lui sculptait le visage. La peau brunie et mangée par le froid, il évoquait un masque ligneux, œuvre d’un artiste farceur : les oreilles trop grandes, le nez trop petit, les yeux trop rapprochés…"

Un roman qui oblige le lecteur à réfléchir à la relation qu’entretient dans une société la science avec la morale.  A Trapéni, en effet, les crimes d’aujourd’hui prennent naissance dans les expériences criminelles mises en œuvre dans le passé au mépris de toutes les lois et du simple respect humain. Quand la science pousse au crime, il n’y a plus de relation humaine digne de ce nom.

Ce qui sauve ce roman de l’horreur pourtant partout présente, c’est l’amour que se portent les enfants dans leur petit groupe solidaire et la profonde humanité de la commissaire Teresa Battaglia pleine d’empathie et de respect pour tous les humains, fussent-ils criminels.

Un beau livre à lire et partager  !