La fusion des régions : nouveau flacon, même cru ?

Publié par Université de Montpellier UM, le 20 juillet 2021   560

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Emmanuel Négrier, Université de Montpellier et Vincent Simoulin, Université Toulouse – Jean Jaurès

La vie offre parfois des compensations aussi improbables qu’inattendues. Les habitants de Gruissan, Lézignan-Corbières ou Narbonne peuvent en témoigner. Après avoir passé un demi-siècle en périphérie de la région Languedoc-Roussillon les voici subitement téléportés en 2015 au centre de la nouvelle région Occitanie, produit de la fusion entre Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées.

Chaque semaine, des cars y amènent par centaines non pas des touristes, mais des fonctionnaires et des élus venus pour faire connaissance avec leurs homologues et leurs partenaires de l’ancienne région avec laquelle ils viennent de fusionner. Les restaurants ne désemplissent plus, les salles de congrès (ou ce qui en tient lieu dans ces lieux autrefois à l’écart des centres de décision) connaissent des taux de réservation invraisemblables.

Mais la vie est également décevante. Car les élus et agents de Mende, Figeac ou Tarbes doivent désormais partir la veille au soir pour assister à une réunion qui, se tenant à l’autre bout de la région, est désormais à plus de cinq heures de route.

Ils étaient déjà à l’extrémité d’une grande région, Languedoc-Roussillon ou Midi-Pyrénées, les voici à l’une des frontières d’une région immense, l’Occitanie.

La nouvelle grande région Occitanie, Région Midi-Pyrénées, 2015.

Bien avant la pandémie de la Covid-19, ils avaient appris à concentrer plusieurs rendez-vous dans un même déplacement et découvert tout l’intérêt (mais aussi les limites et les frustrations) des visioconférences et du covoiturage.

De fait, les fusions de régions sont aussi, comme aiment à le proclamer les élus qui les ont impulsées et les mettent en œuvre, une affaire d’hommes et de femmes. Elles impliquent des déplacements, de remettre en cause des routines de travail, d’inventer de nouvelles politiques adaptées à un territoire deux fois plus grand. Changer de repères, c’est fragiliser ses réseaux, sa légitimité. Fusionner, c’est donc aussi inventer une nouvelle façon de faire de la politique, dans un contexte souvent difficile, comme le montre un ouvrage collectif que nous avons coordonné.

La région, maillon faible de l’action publique ?

Pourtant, rien ne laissait présager une telle complexité. Sur la régionalisation à la française, les chercheurs tablaient plutôt sur la faiblesse intrinsèque du niveau régional. En outre, les principales politiques des régions étant construites en partenariat avec l’État, on pouvait s’attendre à une forte homogénéité entre elles.

Prenons l’Occitanie. Elle résulte de la fusion de deux régions qu’on pensait d’autant plus similaires qu’elles étaient l’une et l’autre méridionales, longtemps dominées par le parti socialiste, plus marquées par le chômage que la moyenne nationale, mais en pointe en ce qui concerne les politiques culturelles ou l’investissement dans la recherche.

Or, cette proximité apparente ne résiste en rien à un regard plus attentif. Languedoc-Roussillon avait développé le spectacle vivant et institué le train (et le bus) à un euro et l’ordinateur gratuit pour tous les écoliers alors que Midi-Pyrénées valorisait le patrimoine et soumettait toutes les aides à des conditions de ressources.

A Toulouse, Airbus prend son envol, 2016.

En matière de recherche, Languedoc-Roussillon dispose de spécialités fortes en matière de biologie et de santé tandis que Midi-Pyrénées a davantage misé sur l’aéronautique et le spatial.

Le premier résultat de cette fusion est pour le moins paradoxal : il nous montre à quel point les régions, qu’on croyait mimétiques, se distinguaient et développaient même des politiques parfois très opposées.

Pour la culture, par exemple, développer une politique fondée d’abord sur des filières (et ses agences régionales déléguées pour le spectacle, le cinéma, le livre) ou d’abord sur les territoires (et ses contrats et projets culturels « de territoire »), c’est évidemment totalement contradictoire, comme nous le montrons dans notre chapitre consacré à la culture.

D’un côté, le critère décisif est la localisation du projet. De l’autre, c’est sa place dans un secteur d’activité. Pour l’éducation, déployer l’ordinateur pour tous sans condition de ressource ou le faire selon les moyens des ménages, c’est un choix politique.

Des différences au-delà des conseils régionaux

Le second résultat, peut-être encore plus intrigant, réside dans le fait que les différences entre régions ne concernent pas que les conseils régionaux.

Le discours de l’État, a été, dès fin 2015, le suivant : les régions « politiques » mettront un peu de temps à fusionner, mais les directions régionales de l’État, elles, le feront dès le 1er janvier 2016, le doigt sur la couture du pantalon.

En réalité, la fusion ne s’est toujours pas clairement opérée cinq ans après. Les dispositifs des anciennes directions régionales Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon coexistent au sein d’une politique régionale de l’État qui est loin d’être harmonisée.

Prenons le dispositif « Réussite éducative », destiné à lutter contre l’échec et le décrochage scolaires. Les deux rectorats (qui demeurent séparés) en ont développé des versions distinctes, car les populations scolaires de chaque ex-région sont différentes.

Celle de l’ex-Languedoc-Roussillon est frappée de lourdes difficultés repérables dans la faiblesse de son taux de scolarisation, un tissu d’accompagnement en formation professionnelle plus limité, des attentes éducatives moins évidentes chez les parents. Ces dispositifs demeurent non seulement différents, mais leur coordination à l’échelle de la nouvelle région est totalement superficielle. D’une certaine façon, c’est encore « chacun chez soi », comme si l’Occitanie n’existait pas.

La contingence régionale de l’État, qui fait que celui-ci applique des politiques et principes d’organisation différents d’un territoire à l’autre, a rendu la fusion plus complexe encore, et d’autant plus intéressante à étudier.

Il y a bien sûr une logique à fusionner des régions complémentaires plus que semblables, mais les cultures politiques elles-mêmes apparaissaient dissemblables.

Des différences de cultures politiques palpables

Dans tous les domaines, les Midi-Pyrénéens jouaient les bons élèves, soucieux d’établir des critères explicites et des programmes pluriannuels au risque parfois de paraître rigides, tandis que les Languedociens se vantaient d’un art et d’une dramatisation politiques qu’ils assimilaient non sans une certaine coquetterie à la comedia del arte.

On sait, par exemple, l’art de la provocation politique qu’entretenait l’ancien président Georges Frêche, et qui l’a durablement brouillé avec son propre parti avant sa mort en cours de mandat, fin 2010. À l’opposé, Martin Malvy, son homologue de Midi-Pyrénées, faisait partie des socialistes influents au Parlement, au parti et dans les instances représentatives des collectivités territoriales.

Cela se traduisait dans des politiques propres, des routines et des normes de comportement qui ne se limitaient ni à des stéréotypes (le radicalisme « cassoulet » de Midi-Pyrénées) ni à des différences culturelles pittoresques. Ainsi, le penchant midi-pyrénéen pour le financement de contrats de territoires concrétise-t-il ce goût pour les compromis stables entre niveaux d’action. De l’autre côté, la préférence marquée pour des agences sectorielles traduit, en ex-Languedoc-Roussillon, une volonté de peser à des échelles différentes, sans se perdre dans les interdépendances.

Comment cette fusion inattendue s’est-elle donc déroulée ? Quels résultats a-t-elle produits ? Vérifie-t-elle les constats qu’on a souvent développé à propos des fusions, ces moments labiles ou des réformes improbables deviennent soudain (et brièvement) possibles ? Trois constats s’imposent.

Conséquences logiques de l’harmonisation

Le premier est évidemment l’absence d’économies d’échelles, en dépit de projections formulées par André Vallini, le ministre en charge de la réforme en 2015, qui indiquait que la fusion se traduirait par des économies d’environ 10 milliards d’euros.

Mais les surcoûts engendrés ne sont pas tant imputables à des dérives de gestion qu’aux conséquences logiques de l’harmonisation : celle des rémunérations des agents ; de la généralisation de certaines politiques considérées comme avantageuses pour tout le monde, mais actives dans une seule des anciennes régions ; des investissements (navettes de transports, équipements de visioconférence, maintien ou création de nouveaux sites) directement liés à cette fusion.

La Cour des comptes chiffre le coût de l’harmonisation des traitements et indemnités des agents à environ 50 millions d’euros supplémentaires.

En quelque sorte, la fusion des régions s’apparente à la définition du mariage par Sacha Guitry : essayer de résoudre à deux des problèmes qu’on n’aurait pas eus tout seul.

Le deuxième constat, c’est l’intensité du travail à accomplir pour effectuer une telle opération. Cette intensité est liée en partie au fait qu’il ne s’agit pas que d’enjeux d’organisation. Il se greffe sur la fusion d’une collectivité des défis qui sont bien connus des spécialistes de la fusion : gestion des ressources humaines par de nombreuses rencontres entre homologues, en tentant de limiter les doublons de postes au maximum ; prise en compte de la nostalgie structurelle de l’ordre ancien pour rendre progressivement acceptable le nouveau, etc.

Mais il y en a d’autres, plus spécifiques à la fusion de corps politiques : l’acceptation de la domination par un·e « leader venu·e d’ailleurs », la justification d’un changement de modèle qui, en mettant le feu aux poudres, compromet la situation des élus. Derrière les fonctions opérationnelles des politiques publiques, il y a un enjeu de consentement politique toujours délicat à manier.

À ces contraintes s’en ajoute une de taille en Occitanie : en décembre 2015, c’est la même majorité – une coalition emmenée par le Parti socialiste – que celle qui gouvernait les deux anciennes régions qui l’emporte. Pas question de faire valoir une alternance politique pour trancher. L’héritage des deux anciennes régions doit être assumé.

Une fusion bien effective

Le dernier constat est que malgré ces difficultés – nombreuses et parfois inattendues – la fusion s’est bel et bien opérée. Elle aura mis beaucoup plus de temps que prévu pour être une réalité.

Certes, à l’aube d’un nouveau mandat, partout les politiques régionales sont encore très imprégnées de compromis entre les deux ou trois anciennes régions fusionnées. Pour voir naître une politique radicalement nouvelle, il aura fallu un mandat. Et les premiers pas de la campagne pour les élections régionales des 20 et 27 juin 2021 le montrent : il faut encore compter avec les susceptibilités et attachements liés aux anciennes régions.

Ainsi, le fait que toutes les têtes de listes actuellement connues pour les élections en Occitanie soient d’origine midi-pyrénéenne est particulièrement souligné… à l’Est de la région.

Enfin, la fusion est loin d’offrir aux régions cette dimension européenne qu’avait pourtant affichée le président Hollande.

La capacité européenne d’une région n’est pas que géographique. Elle est avant tout politique, et affaire de compétences et d’autonomie. L’Occitanie est plus grande que la Catalogne voisine. Mais son nouveau budget ne pèse que 10 % de celui de sa voisine espagnole qui, elle, compte vraiment à l’échelle européenne.

Sans doute faudra-t-il revenir un jour sur ces aspects si l’on veut que le mélange des cépages donne naissance à un grand cru, et non simplement à un volume plus grand d’un breuvage substantiellement identique.The Conversation

Emmanuel Négrier, Directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier et Vincent Simoulin, sociologue, Directeur du CERTOP (Centre d’Etude et de Recherche Travail Organisation Pouvoir), Université Toulouse – Jean Jaurès

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.