Réinventer des utopies pour lutter contre l'effondrement

Publié par Laurent Chicoineau, le 6 avril 2020   2k

Il était une fois une île, au Nord de l'océan Atlantique, du côté de Saint Pierre et Miquelon, où un groupe d'humains avait décidé de vivre en autonomie, loin des tumultes du monde, et d'inventer une nouvelle forme de société...

Il était une fois une intelligence artificielle baptisée "SUN" qui veillait au bien-être psychologique de cette communauté, en discutant, telle un parent ou une confidente, avec toutes celles et ceux qui en éprouvaient le besoin -- une sorte de chatbot psychologue en quelque sorte...

Il était une fois une jeune femme aux symptômes proches de l'autisme, souffrant de troubles relationnels aigus avec les humains, paradoxalement très douée pour analyser et comprendre les dynamiques sociales notamment via les réseaux sociaux, et qui, à travers un blog, invente un monde nouveau, avec de nouvelles règles. Ce blog, c'est "le monde selon Wen", suivi par des millions d'internautes alors que le monde contemporain, est en train de se déliter, de collapser sous les attaques incessantes des warbots et autres deepfake...

Cette jeune femme, Wen Cicco, va alors être sollicitée pour éduquer l'intelligence artificielle SUN afin de créer une société idéale, égalitaire, autonome, durable, sur cette île française du bout du monde ...

Voilà en quelques mots, le pitch de ce court roman (ou de cette longue nouvelle) de Li Cam, intitulé "Résolution", qui vient de sortir aux éditions La Volte dans la nouvelle collection Eutopia.

EUTOPIA, comme UTOPIE, ce genre littéraire qui remonte à la Renaissance où, déjà, sur une île, l'écrivain anglais Thomas More imaginait une société idéale, loin du monde - c'était en 1516.

Depuis, chaque siècle a vu naître diverses utopies, de Francis Bacon à Jules Vernes, en passant par Charles Fourrier et toutes les "Amazing stories" des écrivains de l'âge d'or de la science-fiction dans les années 1940-1950, puis, à la fin du 20ème siècle, ce genre a semblé disparaître, remplacé par son exact inverse, la dystopie.

Dystopies et Cyberpunk

Depuis les années 80, et le célèbre film "Blade runner", la dystopie a envahi nos imaginaires. La dystopie, vous savez, c'est cette manière de ne regarder que le verre à moitié vide, de décrire des fins du monde, de montrer ce qui cloche, d'imaginer la prochaine catastrophe, dans un monde toujours plus technologique, déshumanisé, angoissant, à la merci de quelques puissants groupes industriels ultra-libéraux, dans une société où les liens sociaux se sont quasiment tous dissous, et où la peur gouverne les esprits...

Ce genre qui fait florès depuis bientôt 40 ans, au cinéma, dans les romans, dans les jeux vidéos, a été baptisé au début de "cyber punk" parce qu'il puisait son inspiration et sa fascination morbide dans l'informatique personnelle naissante et, déjà, dans les promesses des réseaux et des intelligences artificielles, et qu'il mettait en scène bien souvent des hackers, des marginaux du numérique - bref, des cyberpunks. (tiens, on ne dit plus cyber aujourd"hui pour parler du numérique !)

Il faut dire que cet imaginaire collait bien à une époque où les catastrophes industrielles et sanitaires se sont enchaînées, (Tchernobyl, l'affaire du sang contaminé, la maladie dite "de la vache folle", l'encéphalopathie spongiforme bovine) et la méfiance envers certaines technologies s'est installée : OGM, mais aussi ondes électromagnétiques, nanotechnologies. Enfin, la prise de conscience du changement climatique, avec son catalogue de catastrophes annoncées - et de plus en plus vécues - a parachevé l'idée d'une apocalypse à venir.

Mais l'imaginaire de l'effondrement ne nous aide pas à l'éviter, à changer de voie, car il nous fascine, tels des insectes pris dans les phares des voitures qui vont s'écraser dans la foulée sur le pare-brise. Bien sûr nous devons agir pour accélérer les transitions climatiques, démocratiques, et sociales mais aussi renouveler nos imaginaires, nous raconter d'autres histoires, ouvrir d'autres futurs plus désirables. Comme le répète Alain Damasio : "si tu veux la paix, prépare la paix".

Dans cette guerre des imaginaires de ce début de 21ème siècle, ce nouveau roman de Li Cam, qui vient de participer à la conception de la nouvelle exposition du Quai des Savoirs, Code alimentation, s'inscrit donc clairement dans le camp des nouveaux utopistes.

"On ne bâtit pas une utopie avec des rêves, on la construit avec ceux qui savent regarder le monde en face, dans les yeux" fait-elle écrire à son personnage, Wen Cicco, dans son blog prophétique.

Sans mièvrerie, sans naïveté, sans annonce révolutionnaire, elle imagine une autre façon de vivre avec les sciences et les technologies, dont l'intelligence artificielle, en interrogeant les fondements de ce qui fait que des hommes et des femmes parviennent à vivre ensemble harmonieusement, et en montrant comment les questionnements existentiels, les angoisses, les handicaps relationnels, peuvent, dans une alliance inédite avec la machine et l'I.A. nous permettre de nous projeter et de construire un futur juste humain, mais pleinement humain


Résolution

 

Résolution, Li Cam, éditions La Volte, 2019.





Illustration de couverture : Étang de la Vigie à Saint-Pierre | source Bernard975 / CC BY-SA


Retrouvez cette chronique, et d'autres, dans "Entretien avec un chatbot", podcast #11 du Quai des Savoirs :