Elizabeth Agassiz, entre sciences, passions et patience

Publié par Pénélope Claisse, le 4 février 2020   980

Citez-moi des grands contributeurs de la science. Rapidement, des noms vous viendront en tête, Einstein, Newton, Galilée, Darwin et j’en passe. Parfois, le nom de Marie Curie ou Rosalind Franklin vous traverseront l’esprit. Notre culture générale fourmille de noms de grands scientifiques, mais rarement de leurs homologues féminins. À quoi est due cette différence ? Les femmes ne font-elles pas de sciences ? La postérité est-elle un privilège masculin ? Si la position des femmes a souvent été contestée dans les sociétés, certaines ont néanmoins su tirer leur épingle du jeu, et apporter leur contribution dans le domaine de la science. Leur travail mérite plus de reconnaissance et il est important aujourd’hui de les redécouvrir. Cette série d’articles présentera des femmes peu connues, mais qui ont travaillé dans le domaine des sciences naturelles.

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Elizabeth Agassiz, entre sciences, passions et patience

Portrait d'Elizabeth Agassiz

Pour commencer cette redécouverte nous partirons Outre-Atlantique et deux siècles en arrière à la rencontre d’une des pionnières dans l’éducation supérieure des femmes. Elizabeth Cary Agassiz (1822-1907) était une scientifique et éducatrice américaine. Elle a contribué à la mise en place d’une éducation accessible pour les filles aux États-Unis. Épouse de Louis Agassiz, elle a également collaboré sur des manuscrits en sciences naturelles, notamment de révision d’espèces aquatiques présentes sur les côtes américaines.

Elizabeth Cary est née en Décembre 1822, à Boston. Elle est issue d’une famille implantée aux États-Unis depuis deux siècles. Sa famille est donc bien ancrée, et sa position sociale relativement élevée. Ses parents ont d’ailleurs été étudiants à Harvard, où ils se sont rencontrés, et son père, avocat, offre à la famille une situation confortable. La famille Cary est nombreuse, avec une fratrie composée de sept enfants, Elizabeth étant une des aînées. Elle est rapidement décrite comme une personne patiente et gentille. Ces qualités, d’abord remarquées par sa famille, puis par ses amis, ne la quitteront jamais, et seront associées à la réussite de ses projets.

Le confort des beaux quartiers de Boston et d’une famille aimante offre à la jeune Elizabeth une enfance privilégiée. La fratrie Cary a ainsi pu suivre des cours à l’école, chose encore rare à cette époque. Cependant, tous n’ont pas eu cette chance : Elizabeth ne peut suivre la même scolarité, à cause de problèmes pulmonaires. C’est une éducatrice qui lui enseignera la littérature, la musique et les arts. Avec sa grande sœur, Mary, un lien plus fort est créé, les deux jeunes filles se passionnant pour ces matières. Ensemble, elles partagent leur goût pour la littérature, travaillent leurs chants, et rêvent de l’Europe et de sa culture. Elizabeth, comme de nombreuses jeunes filles de son époque, n’est donc pas sensibilisée aux sciences.

Cela ne l’empêchera pas de s’en passionner lorsqu’à 24 ans, elle rencontre Louis Agassiz, éminent ichtyologue et naturaliste suisse. Celui-ci est envoyé aux États-Unis en tant que professeur. À cette époque, la sœur ainée d’Elizabeth, Mary, est mariée à Conway Felton, professeur de grec et futur directeur d’Harvard. Il était également l’ami de Louis Agassiz, et c’est lors de dîners auxquels Elizabeth participait qu’ils se sont rencontrés. Ils se marieront 4 ans plus tard. La formation scientifique d’Elizabeth lui vient donc de son époux, avec qui il partageait ses recherches. Elle suivit également autant que possible ses cours, qu’elle retranscrivait soigneusement. Plusieurs collaborations sont nées de leur complicité, car Louis ne maîtrisait pas aussi bien l’anglais que sa femme et appréciait sa manière de s’exprimer. Ensemble, ils partageront 23 années de vie commune, riche en réflexions scientifiques et voyages. 

Portrait de Louis Agassiz

D’ailleurs, l’un des premiers importants voyages effectués par le couple a pour destination le Brésil. Il a débuté en 1865 pour une durée d’un an. Ce qui était à l’origine un voyage de bienséance pour le couple s’est transformé, grâce à des financements provenant d’amis, en une véritable expédition scientifique. L’objectif pour Louis était de répertorier la faune vivant dans le fleuve Amazone (voir encadré). Ce voyage a également été l’occasion pour Elizabeth d’apprendre le portugais, puis d’approfondir ses connaissances scientifiques en suivant les cours quotidiens proposés par son mari. Comme à son habitude, Elizabeth retranscrivait le détail de ses cours, ainsi que des découvertes effectuées. Ce travail de rédaction a été d’une grande importance, puisqu’il a abouti, deux ans plus tard, à la publication d’un livre « A journey in Brazil » (1867). L’expédition a également été l’occasion de nouer des amitiés politiques. Le couple a en effet pu à plusieurs reprises rencontrer l’empereur du Brésil, Don Pedro II, avec qui ils resteront en contact. Le voyage s’achève en Juin 1866, avec dans leurs bagages, suffisamment de matériel pour agrandir les collections américaines.

Un autre voyage important aura lieu presque une décennie plus tard. En 1871, un intendant propose à Louis Agassiz de participer à une expédition maritime, à bord du Hassler, un petit navire. L’objectif est de faire un tour de l’Amérique du Sud, afin de prélever des échantillons issus de dragage en eaux profondes. Louis, travaillant sur le mouvement des anciens glaciers, voit cette opportunité pour récolter des informations inédites. Le couple Agassiz sera accompagné de naturalistes comme Louis François de Pourtalès et Franz Steindachner. L’implication scientifique à ce projet se fait cependant moins sentir pour Elizabeth.

Malgré l’entourage scientifique qu’elle juge intéressant et agréable, la préoccupation d’Elizabeth lors de ses voyages est sociale. Elle ne suit pas les naturalistes, préférant entrer en contact avec les populations locales. Elle est particulièrement sensible au traitement des femmes. Elle rapporte ainsi que dans de nombreux villages qu’elle a pu visiter, peu de femmes étaient présentes pour l’accueillir. Entourées par de nombreux interdits, elles ne pouvaient sortir de leurs habitations et donc rencontrer cette étrangère qui n’est pas soumise à leurs tabous. Cependant, toutes ces barrières n’ont pas été infranchissables, comme le témoigne un présent de départ qu’elle reçut de la part des femmes. Dessus, on peut y lire : « Nous autres, les femmes, à qui le monde s’obstine à refuser les grandes qualités qui ennoblissent la nature humaine comme l’intelligence, la fermeté, le courage, l’amour de la gloire et autre, nous laissant par grâce la sensibilité du cœur, nous sommes heureuses de voir réunies dans votre seule personne ces qualités qui sont réhaussées par votre extrême aimabilité et exquise délicatesse nous ont gagné votre amitié ».

Le saviez-vous ? Lors de son arrivée aux Etats-Unis, Louis Agassiz a aidé à la construction d’une aile scientifique à Harvard. En effet, même si l’établissement a ouvert ses portes en 1636, les cours prodigués ont principalement été des cours de littérature, d’éducation religieuse ou de droit. Il a notamment créé un musée, le Agassiz Museum, ou aujourd’hui appelé Museum of Comparative Zoology. Il a été inauguré en 1859, et on peut y retrouver les spécimens récoltés lors de son voyage au Brésil.

Elizabeth a également eu une influence positive sur l’éducation des femmes au Brésil. En effet, lors d’un passage à Rio de Janeiro, Louis Agassiz fut invité à donner des cours à l’empereur du Brésil, friand de culture, ainsi qu’à la population brésilienne. Cependant, l’accès au premier cours a été refusé à Elizabeth. L’empereur ne souhaitait pas que des femmes y assistent, car selon lui, elles ne seraient pas éduquées, et ne feraient pas honneur au cours d’Agassiz. Elizabeth pouvant être une exception. Cependant, Louis Agassiz ne s’est pas arrêté là. Il convainquit l’empereur que si les femmes n’étaient pas éduquées, alors c’était d’une grande importance de commencer au plus vite, afin de combler cette lacune. Les cours suivants, l’interdiction était levée, et c’est face à une salle pleine à craquer que Louis dispensait ses cours.

Les talents d’orateur de Louis ont d’ailleurs été sublimés par l’initiative d’Elizabeth. En effet, en 1850, le couple fraichement marié a traversé une période difficile. Des problèmes de santé furent diagnostiqués chez Louis, et, en 1854, les époux n’eurent plus les moyens de couvrir les dépenses médicales. Afin de se reconstruire financièrement, Elizabeth eut alors l’idée d’ouvrir une école pour jeunes filles à Boston. Le projet fut monté avec l’aide de connaissances et porté par son mari, et il fut rapidement un succès. Les jeunes élèves suivaient des cours de sciences, dispensé par Louis, tandis que les disciplines littéraires étaient enseignées par Conway Felton. Elizabeth occupait la fonction de directrice, et, fidèle à elle-même, s’exécutait avec bonté et patience. De plus, elle suivait les cours de manière studieuse, entamant par la même occasion, sa formation scientifique. Plus de huit années florissantes se sont succédées dans cette école avant que celle-ci ne ferme ses portes, notamment à cause de l’instabilité créée par le début de la Guerre Civile. Cependant, ce n’est pas la fin de l’histoire du couple, qui, comme nous l’avons vu précédemment, poursuivra ses aventures au Brésil.

Néanmoins, l’idée de tenir une école n’a pas disparue pour autant. En 1872, un projet de fonder un centre de formation et d’observation de la biologie marine vit le jour. Il consistait à construire sur une île à l’Est des États-Unis, une structure accueillant des élèves et un laboratoire consacré à l’étude de la biologie marine. Cependant, le projet fut rapidement avorté, suite à la mort de Louis Agassiz en 1873. Affectée par la mort de son mari, Elizabeth tournera le dos aux sciences, pour se consacrer à sa famille, et notamment à l’éducation des enfants d’Alexander Agassiz, son beau-fils. En parallèle, elle a rédigé une biographie en hommage à son mari. Celui-ci parut en 1885 sous le titre de « Louis Agassiz, his life and correspondence ».

Après quelques années, notre protagoniste fit cependant son retour sur la scène de l’éducation, grâce à la proposition d’un nouveau projet. En 1879, dans une optique de compétitivité entre les différentes universités des États-Unis, la direction d’Harvard a décidé d’inclure des filles dans son établissement. L’idée fut donc de fonder une annexe, où celles-ci vivront et suivront leurs cours. C’est ainsi que le Radcliffe College fut fondé. Une équipe pédagogique fut créée, avec à sa tête, Elizabeth Agassiz. Son rôle n’était donc pas d’assurer des cours, mais de veiller au bien-être des étudiantes. Au départ peu nombreuses (27 élèves), leur rang a grossi d’années en années, avec les problèmes de capacité qui vont avec. L’équipe a dû faire face à de nombreuses difficultés, avec la principale, financière, puisque le logement et l’entretien du projet ont un coût. C’était à Elizabeth de demander des financements, et malgré son aversion face à cet exercice, elle a été décrite comme une bonne oratrice, réussissant à convaincre des interlocuteurs au départ réticents. La seconde difficulté fut d’ordre sociale. En effet, même si des étudiantes étaient désormais admises à Harvard et suivaient une éducation prestigieuse, elles étaient mises à l’écart du reste de la structure. Elles ne pouvaient se mêler avec les garçons. Un moyen pour elles de circuler librement à Harvard était de se faire passer pour des filles de professeurs, comme si être étudiante à cette époque relevait du tabou. Le Radcliffe College n’était d’ailleurs pas reconnu comme appartenant à Harvard. Enfin, contrairement aux étudiants, les filles n’obtenaient aucune certification à la fin de leurs études. Elles n’étaient pas diplômées, leurs études n’étant par conséquent pas reconnues.

Elizabeth Carry House, construite en 1902

C’est après 15 années de travail en tant que directrice qu’Elizabeth a réussi à stabiliser la situation de l’annexe. Tout d’abord, une reconnaissance de la part de l’Université en 1896 a permis d’inclure les étudiantes dans le système et de recevoir des aides d’Harvard. Les étudiantes recevaient à la fin de leur cursus le diplôme du Radcliffe College (sans mention de leur affiliation à Harvard cependant). Une philanthrope, luttant contre l’analphabétisation des femmes fit des dons pour que des structures supplémentaires tel qu’un gymnase ou des laboratoires soient construit. Enfin, pour les 80 ans d’Elizabeth, celle-ci reçu un immense don permettant de couvrir les frais de l’annexe et d’améliorer la qualité de vie des étudiantes.

Ainsi, une fois l’annexe reconnue et financée, celle-ci a pu perdurer, jusqu’à l’inclusion totale des filles dans les cursus d’Harvard, qui n’a eu lieu qu’en 1999.

 Elizabeth s’est investie jusqu’à la fin de sa vie dans ce projet. Elle fit d’ailleurs un voyage en Europe qui fut l’occasion pour elle de voir le système d’éducation anglais pour filles. À partir des années 1900, sa santé se dégrade, l’empêchant petit à petit d’accomplir ses fonctions. Elle mourut en Juin 1907, en ayant transmis le flambeau à son successeur, LeBaron Russell Briggs. Ses efforts pour faire reconnaître l’éducation des jeunes femmes ainsi que le Radcliffe College ne se sont pas éteints avec elle, et ont perduré jusqu’à aujourd’hui. La fonction de cette institution a d’ailleurs changé, puisque le collège fait maintenant partie à part entière d’Harvard, en tant qu’« Institut pour les Hautes Études d’Harvard ».

La vie d’Elizabeth a été riche d’amour, par la bonté avec laquelle elle interagissait avec les gens. Elle a également été riche en connaissances, d’un point de vie littéraire, artistique et scientifique. Riche de voyages, qui lui ont ouvert de nouveaux horizons, et enfin, riche de l’aide qu’elle a prodigué, afin d’améliorer les conditions d’éducation des femmes.

Ainsi s’achève le numéro pilote de cette série qui je l’espère, aura su vous convaincre. La vie d’Elizabeth Agassiz cristallise la volonté d’une éducation égale entre les hommes et les femmes. Je ne pouvais vous parler de femmes de sciences sans commencer par vous présenter ce qui est à la base de toute connaissance : l’éducation. Elizabeth était donc un exemple de choix, de par ses multiples expériences, aussi bien scientifiques qu’éducatrices. Même si elle vous paraît lointaine dans le temps, nous avons vu ensemble que les efforts de cette femme n’ont porté leurs fruits que récemment. C’est une illustration de ce qu’un projet aussi lourd que celui-ci coûte : beaucoup de difficultés à surmonter la norme que représente l’adversité, mais ne perdez pas espoir. Car c’est avec le travail et l’investissement de ce genre de personnes que les conditions s’améliorent.

Remerciements :

Je tenais tout d’abord à remercier Diane Mottet pour m’avoir encouragée et donné des pistes de construction pour ce projet. Viennent ensuite de chaleureux remerciement à Nathan Romaszko, pour avoir pris le temps de relire le manuscrit et avoir corrigé des tournures de phrases. L’article est plus vivant grâce à ces fines remarques.

Références bibliographiques :

  • Paton, L. A. (1919). Elizabeth Cary Agassiz: A Biography. Houghton Mifflin.
  • Agassiz, E. O. (1871). Seaside studies in natural history.
  • Agassiz, E. C. C. (1886). A first lesson in natural history (No. 4). Ginn and Heath. 


Icônographie :