C’est par le manque que nous voyons la place qu’occupe la culture

Publié par Université de Montpellier UM, le 8 janvier 2021   490

Conséquence directe de la crise sanitaire, de nombreux festivals ont dû annuler leur édition 2020, occasionnant des pertes économiques et sociales lourdes pour le secteur culturel et artistique comme pour les territoires. Une enquête publiée en mai dernier estime ces pertes entre 2,3 et 2,6 milliards d’euros. Explications avec le politologue Emmanuel Négrier*, codirecteur de l’étude.

Vous avez publié cette enquête deux mois seulement après le début de la crise. Comment avez-vous pu la réaliser aussi rapidement ? C’est une thématique que je connais bien puisque que je travaille sur les festivals depuis une quinzaine d’années. En juin 2019, nous avons lancé, avec Aurélien Djakouane mon collègue sociologue, une nouvelle opération de recherche, appelée SoFest, portant entre autres sur les indicateurs socioéconomiques des festivals. Quand la crise est survenue, l’enquête était suffisamment avancée pour nous permettre de travailler sur une estimation des pertes engendrées par l’annulation de la saison festivalière.

Combien de festivals sont touchés par les annulations ? Sur la période d’avril à août compris, on est déjà à 4 000 festivals. Vous estimez les pertes économiques entre 2,3 et 2,6 milliards. A quoi correspond ce chiffre et comment y êtes-vous parvenu ? C’est une estimation des retombées économiques négatives liées à ces annulations. Les retombées négatives directes c’est l’ensemble des dépenses que les festivals n’effectueront pas. Nous connaissons la structure des budgets des festivals qui composent notre échantillon, nous avons donc pris leurs dépenses totales habituelles desquelles nous avons soustrait le montant des subventions qui, dans la grande majorité des cas, ont été dépensées pour soutenir les compagnies et les artistes programmés. Sur une base de 4 000 festivals annulés cela nous donne une fourchette comprise entre 580 et 811 millions qui auraient dû être dépensés par les festivals et qui ne l’ont pas été. Et les retombées négatives indirectes alors ? Ce second indicateur concerne l’absence des dépenses effectuées par les festivaliers cette fois. Grâce aux enquêtes menées dans le cadre de SoFest, nous savons qu’un festivalier dépense en moyenne 53 euros par jour (boissons, transports, restauration, couchage, billets etc.) qu’il faut multiplier par le nombre total d’entrées dans les festivals soit environ 26 millions. Nous aboutissons alors à 925 millions qui ne sont pas dépensés par les festivaliers. C’est une deséconomie pour le secteur de la culture et pour le territoire.

Mais on n’atteint pas encore les 2 milliards de perte ? Parce qu’il faut encore mesurer les effets induits de l’activité festivalière. Exemple : un festival c’est de l’emploi pour le menuisier du coin qui fait les balustrades, lequel embauche des personnes qui dépensent de l’argent sur le territoire.

Pour mesurer cet impact nous avons retenu un multiplicateur déjà éprouvé dans le domaine culturel et nous arrivons alors à cette estimation de 2,3 et 2,6 milliards de pertes économiques.

Quelles sont les perspectives pour les festivals ? Va-t-on assister à des disparitions en masse ? Pour les festivals très subventionnés leur incertitude stratégique est du côté du maintien de la subvention et objectivement je ne peux pas prédire quelle sera la situation des finances publiques dans un an, mais je suppose que ça va tanguer.

Pour ceux qui ont un niveau de subvention faible ou nul, l’incertitude est du côté de la billetterie. C’est le retour des gens au spectacle dans des conditions normales. Avec l’énergie du désespoir certains vont se maintenir à flot l’an prochain, mais après ? Je crains 2022.

Votre étude estime aussi l’impact sur l’emploi ? Oui, un festival c’est aussi un écosystème humain, du social, de l’emploi. Pour cet indicateur, l’étude considère toutes les personnes dont l’emploi rémunéré est susceptible d’être fragilisé : les employés, les prestataires, les travailleurs indépendants et les stagiaires. Nous arrivons à une fourchette assez large comprise entre 52 000 et 111 000 emplois.

Vous parlez également d’impact sur l’activité. Quelle est la différence ? Il s’agit ici de toutes les personnes dont l’activité, rémunérée ou non, a été réduite à néant par l’annulation des festivals. Nous parlons de l’« agir festivalier » qui intègre les bénévoles et l’ensemble des personnes dont l’activité démarre jusqu’à 4 mois avant le festival et là nous estimons qu’entre 230 000 et 360 000 personnes sont impactées

Pour les festivaliers, que représente un été sans festival en France ? On sait par nos enquêtes que le festival est devenu une pratique qui dépasse le cadre de la consommation artistique. Ce sont des petites républiques parce que le fait de passer par une expérience festivalière a un impact civique qui va au-delà de l’expérience culturelle. Ce qui va manquer c’est ça.

Ces annulations de festivals auront-elles des répercussions sur la saison culturelle 2020-2021 ? Le Printemps de Bourges annulé, Avignon, Aurillac, Châlon… Ce sont des rencontres entre producteurs, programmateurs et artistes qui ne se font pas. C’est cette fonction de place de marché au sens large qui disparaît. C’est par le manque que nous voyons la place qu’occupe la culture et dans la culture la place prise par les festivals… Et nous voyons qu’elle est considérable.